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L’orchestre cerbère d’Al’Tarba

Al’Tarba continue de creuser son sillon musical. Fin 2022, le producteur hyper prolifique, a donné un concert avec des musiciens de l’École Supérieure de musique de Bourgogne-Franche-Comté. Au cours de l’année, plusieurs extraits ont été publié sur YouTube. Une manière d’apprécier cette expérience inédite.

Le 16 Décembre 2022 avait lieu la conclusion d’une riche année pour Al’Tarba. Il faut dire que l’année du producteur et rappeur toulousain a été comme à son habitude particulièrement prolifique. Plusieurs productions pour ses acolytes et son propre album solo, La Fin des Contes. Sorti sept mois plus tôt, cet opus apparaissait comme l’un de ses plus aboutis et maîtrisés. Une sorte de digestion ultime et mise en forme de la myriade d’influences faisant la musique du membre de Droogz Brigade. En fin d’année 2022, un nouveau défi se présenta à lui. Celui de revisiter son catalogue avec les musiciens de l’école supérieure de musique de Bourgogne-Franche-Comté, cela a dû sonner comme de la prédestination pour Al’Tarba.

Rapport à l’orchestre dans le rap français

Si pour certains, cela semble être une expérience incongrue, pour les fans du producteur, cela apparaît comme une continuité logique. Depuis ces débuts, Al’Tarba utilise la musique orchestrale pour ses productions. À travers les samples ou des échantillonnages d’instrumentistes qu’il invite lui-même. Ces dernières années, on peut même percevoir une fascination nouvelle du rap français pour l’orchestrale. En 2015, Faf Larage était l’un des premiers à s’y lancé avec le pianiste Sébastien Damiani. Depuis, Sofiane Pamart est devenu le pianiste préféré du rap francophone. Mouv’ présente depuis 2016, les concerts d’Hip Hop Symphonique, qui revisitent le catalogue des chansons du rap français, sous l’égide d’Issam Krimi. Quant à Dooz Kawa, proche de Al’Tarba, il s’est associé à Vincent Beer-Demander, joueur de mandoline professionnel. Loin de l’époque où Akhenaton déclarait que le rap pour « nous, c’est boîte à rythme et sampleur et c’est tout. » Alors, pourquoi le rap francophone s’entiche autant du classicisme musical ?

Ces démarches, bien que qualitatives pour la plupart, semblent assez en décalage avec ce qu’on pourrait espérer de cette association. Maintenant, que le rap s’est imposé comme le genre le plus populaire, la musique orchestrale apparaît pour certains médias généralistes, comme un moyen de le rendre plus légitime auprès d’un public élitiste. Cet « anoblissement » du rap est parfaitement résumé par Vincent Beer-Demander : « Anoblir le rap par la musique classique et rafraîchir la musique classique par le rap. »

On peut y voir avec cette affirmation, une forme de mépris assez révélatrice de l’interdépendance déséquilibrée entre ce mélange des cultures. Alors, lorsque arrive Al’Tarba avec sa proposition, il semble être l’homme de la situation. Quel rapport tout cela a-t-il avec 2023 ? Et bien, le fait que cette fameuse soirée du 16 Décembre 2022 a été filmée et rendue public par le musicien sous forme de trois extraits inédits. Au casting: Vîrus de Rouen, Swift Guad de Montreuil et Paloma Pradal, chanteuse de flamenco. Tous collaborateurs réguliers du producteur toulousain. 

Premier extrait : « Méthode rouge »

Le 26 janvier 2023 sort « Méthode Rouge » avec Vîrus. Le MC de l’Asocial Club n’avait rien sorti en solo depuis longtemps. Ce retour musical est l’occasion pour lui d’annoncer que ce titre sera l’introduction de son prochain album. 

La performance est d’abord introduite par Al’Tarba, en chef d’orchestre. Suite aux 13 coups de bâton symbolique, ouvrant une pièce de théâtre, les instrumentistes amorcent une montée en puissance. Le morceau prend cette forme : un Vîrus en état de grâce, porté par l’emphase des violons et des percussions si symptomatiques du producteur. Car si le rappeur rouennais en sort grandiose, enchaînant phases sur phases, jeu de mots et référence, avec une présence bien à lui et un flow au fond du temps millimétré, c’est bien la patte du Toulousain qui surgit derrière cette avalanche orchestrée.

Les deux artistes s’offrent sûrement le meilleur du punk baroque qu’ils affectionnent tant. Vîrus l’amenait déjà en 2017 avec l’album Les Soliloque du Pauvre, réadaptant les textes de Jehan Rictus. Pour nous innocent n’ayant pas assisté au spectacle, après le premier extrait, on ne pouvait que s’interroger sur comment Al’Tarba allait pouvoir surenchérir à cette salve. 

Deuxième extrait : « Le blues de l’inquisiteur »

“LE SWIFTON” s’écrie un des spectateurs dès le début de ce nouveau titre. Sans surprise, Swift Guad est de la fête. A l’heure du 2 février 2023, où le second extrait parait sur YouTube, le Montreuillois est l’un des plus anciens collaborateurs du membre de Droogz Brigade. Les deux acolytes ont sortie deux années de suite, deux disques collaboratifs nommés Musique Classique et Partitions oubliées.

Dès les premières notes du morceau, le ton est donné, le duo est en osmose. Le titre prend immédiatement la forme d’une performance en rafale. Le membre d’Inglorious Bastardz, rappe en flux continue sur ce qu’il s’amuse à appeler une « drill médiévale ». Cet exercice n’est pas nouveau pour les deux bourreaux. Dans leurs disques communs, ils s’étaient déjà adonnés à ce genre Al’tarbesque, comme dans l’excellent titre, « Osirus » en collaboration avec Cenza de l’uZine. Le mélange se fait de manière assez naturelle, la rythmique en saccadé typique de la drill, donne un aspect dansant plus qu’en accord avec le cadre.

D’ailleurs, cette version live est assez nettement la meilleure proposition d’Al’Tarba dans ce registre. Entre un Swift Guad au débit incontrôlable et le Toulousain, qui assure en hurlant les backs, l’énergie est dure à contenir. Cela s’accompagne d’un texte, oscillant en équilibre, entre l’épique des références baroques et les comparaisons percutantes d’outils de torture et objets du quotidien. Tout cela en assonance. Du Swift Guad dans le texte. Tout cela sur fond des hautbois lancinants.

Troisième extrait : « Luna De Sangre »

L’ultime extrait est libéré le 9 février, uniquement, sur YouTube. La chanteuse Paloma Pradal, commence son envolée lyrique tout en puissance et introduit Vîrus. Le Marquis déverse, en cassure rythmique, toute la noirceur intrinsèque qu’on lui connaît dans ses textes. Cela s’intensifie par les percussions en battement régulier et mécanique sur lesquelles enchaîne Swift Guad. Jeu de silence, montée en puissance pour amener à la première prise de micro d’Al’Tarba.

Le membre de Droogz Brigade se veut percutant et agressif. Les instruments sont stridents, les percussions moins présentes. La pression se relâche et Swift Guad reprend en flot continu. Tout s’orchestre. Retour de Vîrus, envolée lyrique de Paloma Pradal pour nous laisser souffler. Cela donne l’impression d’avoir vu trois conclusions en une. L’aspect performatif donne corps à l’un des titres les plus grandioses que le rap français a pu offrir cette année-là. A ne pas en douter, il serait compliqué de retranscrire tout cela en version studio.

Conclusion

Ce triptyque de titres inédits m’a accompagné toute l’année. Chaque morceau présente une aura particulière dans cette forme de concert filmé. D’ailleurs, la sortie du « Blues de l’inquisiteur » sur les plateformes le confirme encore plus nettement. Alors qu’est-ce qui change tant dans ce concert de rap orchestral ? Quand on s’y penche, il apparaît une notion frappante. La place du producteur rap dans la reconnaissance musicale. A force d’effort, les rappeurs sont aujourd’hui reconnus comme des faiseurs de textes tout à fait admirable, cela semble moins évident quand il s’agit des beatmakers. Quand la démarche est faite de proposer un rap orchestral, il semble assez mécanique et désincarné de transposer simplement le rappeur sur une orchestration classique, sans y ajouter les codes de production du genre.

Si les textes rap et la performance live sont tolérés, la musique rap semble toujours en décalage avec la popularité qu’elle suscite et la vision des élites musicales. La scission culturelle est donc toujours bien vive. La recherche de légitimité que certains opèrent, apparaît comme assez incompréhensible pour une contre-culture qu’est censé être le rap. A travers son catalogue, Al’Tarba nous propose un autre prisme. L’alliage, a priori chaotique, est mené d’une main de maître. Et définitivement, elle ressemble à une collaboration respectueuse et assez grandiose des deux pans musicaux. Mis à part ses réflexions sur notre rapport à la musique, ces trois titres sont surtout fascinants pour leurs musiques propres. Alors foncez, ils peuvent encore vous accompagner pour 2024 et plus.

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