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2023 : Les producteurs aux pouvoirs

2023 a été une année prolifique pour le rap français. Tant d’un point de vue, commercial – chiffres de ventes, concerts -, que musicalement. Grâce à la richesse des propositions musicales, le rap francophone n’a jamais été aussi polymorphe. Et même si chez IntergénéRaptions, on reste attaché à sa forme classique, cela ne signifie pas pour autant que l’on écoute que ça. Cette pluralité, on la doit beaucoup aux beatmakers. Longtemps, ces ‘hommes de l’ombre’ ont été assignés à la pénombre des studios, sans être davantage médiatisé. Est-ce parce qu’ils apprécient vraiment cette place ? Ou bien parce que les médias, et public par la même occasion, ne s’y intéressaient pas ? Quel que soit la réponse, un passionné de rap actuel peut facilement piocher parmi les Flem, Just Music Beats ou Tarik Azzouz, pour illustrer les nombreux producteurs talentueux de la scène actuelle.

L’une des raisons de cette nouvelle côte chez les beatmakers est peut être les albums communs entre producteurs et rappeurs. En 2023, cette proposition a traversé plusieurs courants esthétiques. Cette pluralité, nous l’avons illustré avec quatre disques. Quatre pépites avec à leur baguette des architectes, des maestros sonores.

La trap, premier laboratoire

Dans la révolution esthétique du rap des années 2010, la trap occupe une place de choix. Kaaris, en bulldozer, a imposé ce style typique du Sud américain, devenu majeur dans les productions rap. Ce tour de force, on le doit à 2093 (Therapy Music). Du statut de compositeur pour Sefyu et Despo Rutti, le beatmaker de Boboch est passé à réalisateur d’album. Or Noir est sans doute l’un des symboles les plus marquant d’album producteur et rappeur. Dans la même veine, on peut citer Ikaz Boi, avec un style plus électronique, producteur attitré sur Triple S, de 13 Block. Une tape marquante où apparaît aussi Binks Beatz. De ses premiers placements pour le groupe de Sevran, le producteur enchaîne les collaborations pour de nombreuses grosses têtes de la scène actuelle. Malgré son statut, il continue à travailler avec des artistes d’avant-garde. En 2023, c’est avec 8Ruki (prononcer eight rookie), qu’il unit ses forces, pour l’album INT8TION.

Pour un non-initié, décrire le rap de 8Ruki n’est pas facile. Représentatif des nouvelles tendances du rap français, il cumule à lui tout seul plusieurs codes. L’utilisation du flow DMV et d’anglicisme dans ses textes, autant d’informations qui peuvent être une barrière pour les oreilles non avertis. De ses premières gammes sur Soundcloud, le rappeur à la voix ankylosée par l’effet de la codéine, a vu sa notoriété grossir ces derniers mois. Faire un album avec Binks Beatz en est un parfait symbole. Sur l’opus, le producteur lui propose les meilleurs ingrédients de sa cuisine. Les rythmiques trap y sont imposantes, servies par des basses distordues et des synthés robotiques. Il permet au rappeur d’exposer son mode de vie flamboyant. Des dîners luxueux et textiles hors de prix, ainsi que les conseils de chef d’entreprise, 8Ruki se complaît bien dans ce style égotrip.

L’album présente souvent une ambiance lugubre, rappelant les sons trap du début de la dernière décennie. Mais, Binks Beatz sait aussi offrir des productions où l’émotionnel prend plus de place. INT8TION est à la fois l’un des albums les plus aboutis pour 8Ruki, qu’une démonstration pour Binks Beatz.

Mani Deiz, symbole d’un rap indé créatif

Le rap indé n’a pas attendu cette hype des albums communs pour unifier leur force. Libérer du cahier des charges de l’industrie, cette alliance producteur et rappeur est propice pour leur créativité. Al’Tarba, beatmaker identifié plutôt boom-bap, a sorti beaucoup de musique dans cette configuration. 2023 a encore donné de beaux exemples de ce partage musical. En mars dernier, Rocca et le regretté DJ DUKE, ont sorti CIMARRON, un disque à mi-chemin, entre influence hispanique et l’énergie new-yorkaise à la sauce française. Les Marseillais, Just Music Beats ont continué leur marathon avec plusieurs projets communs (Ice Crimi, Tedax Max, Double Zulu). Lucio Bukowski et Lionel SoulChildren, ont livré l’opus, Et le prestidigitateur ivre manqua son tour. Un album où la prose s’allie aux productions élégantes. Mani Deiz est aussi un grand habitué de ce type de collaboration. Le nom du producteur résonne avec le rap indépendant depuis une grosse décennie. Son style boom-bap minimal et équilibré a été trop souvent caricaturé, mais rarement égalé. Il a livré plusieurs albums communs avec Paco, Swift Guad, Lacraps ou encore Lucio. Il est resté du côté de Lyon en s’associant avec Okis. Le résultat, Rêve d’un rouilleur, figure dans les highlights de 2023.

Fort de son expérience, la vision de réalisateur est encore plus présente sur cet opus. La patte du producteur se fait plus novatrice. Il donne plus de variation dans les choix des samples et joue davantage sur les changements rythmiques. La track « La meuf du snack » illustre parfaitement cette prise de risque. A la moitié du morceau, le sample de trompette se transforme en une boucle de piano, caractéristique du style du producteur. Les snares montent en crescendo, amorcent un changement d’ambiance, dans laquelle s’immisce le flow rageur d’Okis. Sur « Pioncer mieux », la prod joue beaucoup entre la mélodie assez jazzy, et une rythmique plus en retrait. Grâce à cet habillage, le rap d’Okis fait de rimes complexes et de récit de son quotidien, devient un magnifique conteur de la ville de Lyon. L’album est une preuve que la scène indé a des idées à défendre.

Next-gen, à la croisée des âges

Depuis plusieurs mois, le terme next-gen est dans toutes les bouches du rap game. Censé désigner la nouvelle génération dans le rap francophone, le terme est aussi flou que les contours de cette fameuse relève. S’il faut quantifier cette scène, c’est encore du côté des producteurs qu’il faut regarder. Parmi les nombreux producteurs talentueux actuels, Kosei, 3G & Bricksy sont peut-être les plus significatifs. De par leur capacité à croiser les influences de musiques électroniques et dernières tendances du rap US, ainsi qu’à sortir beaucoup de musique, ils incarnent cette next-gen. D’ailleurs, ce sont des habitués à sortir des projets communs. En 2023, le beatmaker Kosei s’est associé à Jolagreen23 pour la tape 888823.

Next gen ou non, Mairo et H JeuneCrack, deux esthètes de la rime, ont aussi sortis des projets communs avec des producteurs de renom. Le premier, Suisse, s’est associé au Belge, JeanJass pour l’EP, Déjeuner en paix. Tandis que le deuxième, avec Hologram Lo’ pour la pieuvre.

l’amour de la boucle

S’il faut trouver des points communs entre ces deux projets, c’est bien du côté des producteurs. JeanJass et Hologram Lo’ partagent un amour de la boucle à travers leur traitement des samples. Impossible de ne pas y reconnaître l’influence d’un The Alchemist, comme référence commune.

Dans l’intro de Déjeuner en paix, JeanJass construit sa production autour d’un sample d’accordéon complètement déstructuré, tout en laissant la rythmique en retrait. Sur chacun des 5 titres de l’EP, il offre un univers complet, résolument boom-bap mais hétéroclite. La réussite de son travail, est de permettre à Mairo de sortir de sa pudeur comme sur « Cléôpatre », chanson d’amour et référence à ses origines érythréennes.

« Tu connais mes origines, il faut qu’je fasse le roi Salomon, et qu’tu fasses la reine de Saba »

Mairo x JeanJass – « Cléôpatre »

Sur les trois titres que composent la pieuvre, Hologram Lo’ montre que son travail bien que trop rare, reste gage de qualité. Le morceau « la preuve », construit autour d’une boucle est significatif de sa patte. Il offre au jeune crackito une cours de récréation pour ses jeux de mots et référence propice pour ses barz et référence pop.

« J’lâcherai la vraie pure quand vous s’rez assez à l’écoute
Lo’, il m’passe la prod’, ça fait Alley Oop, allez, allez ouste »

H JeuneCrack x Hologram Lo’ – « la preuve »

Si les producteurs francophones n’ont pas encore l’aura d’un Timbaland, Pharell ou Metro Boomin, ils assument clairement leur rôle en tant qu’architecte sonore. Et contribuent plus que jamais à faire rayonner le rap dans sa pluralité.

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