Le 23 septembre dernier, le collectif Duke Mobb sortait son premier projet sobrement intitulé La Cassette. A une époque où la frontière entre les formats album et mixtape tend à devenir de plus en plus floue, La Cassette oscille entre les deux en alliant la cohérence et le soin apporté à la direction artistique d’un album studio, et le côté brut, crade et authentique des mixtapes de l’ère DatPiff. Retour sur un projet incontournable de cette rentrée 2022 au casting prestigieux et à la couleur unique.
Présentation du Duke Mobb
Le Duke Mobb est un collectif de graphistes regroupant Zeblaski, Akaoni et Exxignotis. Il prend forme en 2021, à l’issue d’une collaboration dans le cadre d’un concours pour une pochette de l’artiste marseillais JMK$. Les membres du Duke Mobb viennent d’une génération de graphistes qui proposent leurs services sur Instagram et se font connaitre sur la plateforme, comme ça a pu être le cas du côté outre Atlantique avec Collage Dropout et Gallery Provence.
Rapidement, leurs projets se sont succédés de leur côté (Slim C, Kaki Santana, Veust, Gouap, 8ruki…), leur permettant ainsi de s’installer davantage dans le paysage du rap français.
Les membres du Duke Mobb profitent alors de leur notoriété pour envisager un projet de clip animé (cf : Zeblaski avait déjà réalisé le clip de « Qui Gon Jinn » de Zuukou Mayzie et Freeze Corleone). Après avoir avorté le projet pour des raisons techniques, le collectif se lance un nouveau pari: faire une mixtape. Une initiative qui n’est pas nouvelle chez les graphistes. On a notamment pu le voir avec la mixtape de très bonne facture Gallery & Friends, Vol. 1 de l’artiste Gallery Provence.
Un casting cinq étoiles
Dans le paysage hexagonal, cette initiative est encore rare, et d’autant plus avec un casting aussi prestigieux. Le Duke Mobb a sélectionné la crème de la scène francophone, en réunissant Veust, Sameer Ahmad, Riski, Jeune LC, Slim C, Tedax Max, Mairo, Ratu$ ou encore 8ruki. Une tracklist comprenant aussi bien des connexions surprenantes (« Fredo ») et d’autres plus évidentes (« La Ride ») selon les morceaux.
Une direction artistique unique
Bien que les membres du Duke Mobb aient apporté leur regard sur la direction artistique du projet, en soumettant les productions aux artistes invités, les morceaux se sont fait instinctivement, dans le plus pur esprit “mixtape”, sans être pour autant une carte d’identité de leurs styles respectifs. On peut notamment citer le morceau « Nas & Jay-Z » où Ratu$ se prête au drumless, un style de productions sans percussions, généralement agrémentées d’une boucle (le plus souvent samplée) soulful, un exercice nouveau pour le rappeur du 93 qui n’aurait pas forcément suivi cette direction sur ses propres albums.
Pour d’autres morceaux, la couleur est plus évidente. On pense par exemple au titre « La Ride », produit par Keyser Soze, étoile montante du beatmaking français, et réunissant la crème de la scène parisienne avec le trop discret Jeune LC, Loveni (Bon Gamin) et Riski (Noir Fluo et ex-membre ATK) sur une production à l’image d’une frange de la scène West Coast actuelle suivant les traces de DJ Mustard et du mouvement Hyphy (Ron-Ron, Al B Smoov et Fizzle ont largement contribué à forger ce style) pour ses basses écrasées, sa sirène sulfureuse, et sa rythmique explosive, sans être pour autant une pâle copie de ce qui se fait du côté outre-atlantique. Ici, l’atmosphère est voilée, sinistre et pesante dans la lignée des morceaux Fredo et La Cassette.
Que ce soit pour leur amour immodéré de la ride, leur attachement à Paris, ou leurs références pointues (très américaines) en matière de rap, on s’attendait depuis un moment à ce que les trois artistes fassent un morceau ensemble. Comme à l’accoutumée, Riski, Jeune LC et Loveni représentent Paris à travers leurs références multiples à la capitale. Leur rapport à la ride et au hustle est toujours aussi présent dans leur écriture.
J’ai grandi sur l’corner, entouré de camés, que j’sois devenu hustler, qui est à blâmer ?
Jeune LC – La Ride
J’aime cette violence que la ville me donne, mon téléphone sonne quand la dope est bonne
Jeune LC – La Ride
J’rap comme X-men ATK, ouais c’est ça, le patrimoine de Paris comme la Motown à Detroit
Loveni – La Ride
Tu prend la ride avec un bon gamin, caucasien, hausmanien, Paris 7.5.0 grand boulevard
Loveni – La Ride
Tous ces rappeurs manquent pas d’air, j’suis toujours sous l’lampadaire, j’rappais déjà en sixième, avec mon pote Kader
Jeune LC – La Ride
Dope comme en Floride dans les 80s ce soir je ride, j’suis d’humeur a faire des bêtises all night, les jeunes filles cherchent leur âme sœur, pendant qu’les junkies cherchent un after
Loveni – La Ride
Les trois artistes ayant déjà rappé sur des morceaux purement West Coast (Riski avait d’ailleurs posé sur la face B de « My N**** » de YG sur la mixtape Paris 75021 sur le morceau « Apl a Ce Numero », une production purement mustardienne), la direction choisie n’est pas surprenante, presque attendue, et les namedropping se succèdent. Jeune LC finit son couplet en citant Mac Dre, tandis que Loveni finit son couplet en citant DJ Screw, avant que le morceau soit Chopped & Screwed par les soins de La Phonkerie, grands amateurs de la scène de Houston.
Avec mes gars, le club s’fout en l’air, star comme Joey, cool comme Shen
Loveni – La Ride
Pupupu, J’met un DJ Screw et le soleil se lève en slow mo
Loveni – La Ride
J’raconte ma vie quand j’suis rempli d’tise, j’kick un Mac Dre et j’pop une pillz
Jeune LC – La Ride
Met pas Lil Baby, ni Sada Baby ou Dababy, met juste Baby, car c’est Cash Money M.O.B
Riski – La Ride
On retrouve aussi de manière moins flagrante la couleur californienne sur le titre éponyme, ponctué de sirènes, une production sombre et agressive, taillée sur mesure pour Slim C, produite par Keyser Soze une fois de plus. Avec hargne et assurance, il signe l’une des meilleures performances du projet. Il y évoque des thèmes qui lui sont chers : Dieu, la famille, l’or, son triplé gagnant comme il aime le rappeler sur le refrain. Un morceau qui ne présage que du bon pour le Dakarois. Celui ci est en effet en pleine préparation de son album Killu Kinf G 2, dont le premier volume était marqué par des sonorités West Coast actuelles.
Dans un registre plus doux, le morceau « Lamelo » de Gouap s’inscrit aussi dans le style californien mais avec une atmosphère légère et aérienne. Un écrin minutieusement conçu par 3G et Bricksy qu’on ne présente plus. Le duo multiplient les collaborations avec des jeunes talents (majoritairement issus de la scène Soundcloud).
Rien a foutre du rap, dedans pour la culture, arrose les champs récolte ce qu’on sème, c’est d’la culture
Slim C – La Cassette
En termes de performances, « 7 Chiffres », le morceau de Veust, est sans aucun doute l’un des plus impressionnants. Ayant marqué un retour flamboyant en 2021 avec sa série d’EPs La Saison de Veust, suivie de ses albums Alley Oop et Ce Bon Vieux Veuveu, le OG du 06 n’a rien perdu de son savoir faire. Références cinématographiques à foison, egotrip acerbe, multisyllabiques à rallonge, voix grave et rocailleuse, fulgurances sur fulgurance, on a rarement assisté à une maîtrise technique aussi poussée. Aussi bien sur le plan du fond que de la forme. Produit par Keyser Soze, le morceau est sombre et pesant, s’imbriquant judicieusement après le morceau Nouveau monde pour ses sonorités froides et électroniques, participant à une cohérence sur la première moitié du projet.
J’ai l’talent qu’il faut pour faire le fric, ça parle en kilo depuis 9.8., mon regard en dit long y’a l’histoire de ma vie, j’appelle Tarantino pour faire le film
Veust – 7 Chiffres
Ici on achète ton silence et peu importe le prix qu’il coute zin, et ici une petite rafale de bullets peut rattraper tous les bruits qui courent zin
Veust – 7 Chiffres
Tes yeux sont écarquillés, tes zins sont éparpillés, nous on croit qu’en un seul dieu donc t’inquiète on se fait pas prier
Veust – 7 Chiffres
J’suis sur le terrain fuck un ballon je les dribble sans, tu sais que j’crache le feu et ça vient des triple cent, quand je leur dit que j’aime les pétards chargés, tous ces connards n’ont pas capté le triple sens
Veust – 7 Chiffres
Cette atmosphère crade et austère est un parti pris assumé. Il paraît évident pour de nombreuses raisons. Que ce soit le concept du projet en tant que tel, où la cassette apparaît comme un objet rare et secret, refourguée à des camés en manque (l’audiodope) ou bien l’affection toute particulière du Duke Mobb et du collectif la Phonkerie (qui a participé au mix du projet) pour la scène horrorcore de Memphis (Three 6 Mafia et Project Pat notamment). La couleur musicale sur ces morceaux est sombre et menaçante, et construit ainsi la trame idéale pour les thèmes complotistes et les références à la mafia.
Mob shit, complote dans le noir pour la devise
thaHomey – Nouveau monde
J’esquive faux frero façon Fredo Corleone
Sameer Ahmad – Fredo
L’obscurité est à son point culminant sur « Fredo », un morceau réunissant Sameer Ahmad et Sidisid et produit par son compère Dela de Butter Bullets. Un track que le public parisien a eu la chance d’écouter en avant première lors du concert de Sameer Ahmad sur la capitale le 10 septembre dernier. A l’inverse du morceau « La Ride », la proposition est surprenante, peut-être plus pour Sameer Ahmad que pour Sidisid. Tempo lent et espacé, mélodie brumeuse et sinistre, basses saturées, la production se prête parfaitement à l’univers de Sidisid, incisif et provocateur sur son couplet comptant parmi les plus marquants de La Cassette. Le morceau se conclut par une outro avec des voix étouffées façon Memphis Phonk, une transition orchestrée par La Phonkerie, et parfaitement cohérente avec l’ambiance sombre qui règne sur « Fredo ». Les références fusent, avec toujours autant de virtuosité dans l’écriture, que ce soit du côté de Sidisid comme de celui de Sameer Ahmad.
J’ai pas de leçons à recevoir d’ex-fans de Linkin Park
Sidisid – Fredo
J’suis plutôt matinal, j’ai changé, j’ai même acheté quelques Adidas, j’ai chopé une paire ou deux, deux, j’crois qu’ça va chier mon vieux
Sidisid – Fredo
J’les tétanise depuis Titanic, rien a changé a part ma petite amie, j’aime pas leur musique elle a l’gout de vomi, quitte à choisir j’préfère la tektonik
Sidisid – Fredo
Repose en paix Fredo Santana, putain j’ai que des rimes de batards
Sidisid – Fredo
J’dunk sur leurs auréoles, si y’a Hell on Earth, je SpaceX comme Elon Musk
Sameer Ahmad – Fredo
Autre morceau inattendu, « Nas et JAY-Z » de Ratu$ (produit par Nicholas Craven). Placé judicieusement après « JAY-Z sans followers », il est lui aussi imprégné d’une couleur new-yorkaise marquée. Mais dans un tout autre style, sans percussions, et plus espacé. Bien qu’il s’essaie à un terrain qui lui est pour le moins inhabituel, Ratu$ se prête parfaitement à l’exercice, les crocs acérés et la plume finement aiguisée. Un mélange d’egotrip et de street knowledge parfait pour ce type de production.
On peut s’parler, on est pas de la même trempe, j’en ai 30 dans les dents j’suis obligé de rapper dans les temps
Ratu$ – Nas et JAY-Z
On est partis du bas avec les crocs acérés
Ratu$ – Nas et JAY-Z
J’me sens Nas et Jay-Z, j’ai mis mes Nike pas d’yeezy, sur Revolut pas d’saisie, a toute l’équipe j’fais plaisir
Ratu$ – Nas et JAY-Z
j’laisse pas mes frères en chien, j’prend du caillou pour trois
Ratu$ – Nas et JAY-Z
Fais pas d’erreur si tu vises la mauvaise personne, les représailles vont laisse ton père ta mère seuls
Ratu$ – Nas et JAY-Z
En fan absolu de la scène actuelle du Michigan, Loto pose sur une prod caractéristique de la région sur « Shit talk ». Explosive et ponctuée de bruits de laser et de sons de cloche comme ça peut être le cas chez les artistes de cette scène (Rio da Yung OG, RMC Mike…), la prod nous immerge d’emblée dans les méandres du Michigan. Du shit talk dans la plus pure tradition sans pour autant basculer dans la caricature. Les fulgurances fusent, entre comparaisons improbables et images hilarantes. Loto est plus que jamais familier avec l’exercice, après avoir sorti trois projets réussis où il exploite déjà ce même style.
J’roule un tas de shit mais j’ai pas mis d’clope
Loto – Shit talk
Si ils kiff pas les sons j’vais continuer a shit talk, Tellement j’suis underground, j’ressemble a une ptite taupe
Loto – Shit talk
Hier j’étais en boite, maintenant j’suis rempli d’Eristoff, heu là j’roule un ptit j qui fait la taille de Kriss Kross
Loto – Shit talk
Sur la seconde moitié de La Cassette, l’ambiance est nettement plus douce, mélodieuse et aérienne. Elle se prête ainsi parfaitement à la nonchalance assumée de 8ruki et Zaky, à la mélancolie de So La Lune. Ou encore à la virtuosité lyricale de Mairo.
La Cassette réponds aux codes de la mixtape tout en étant construit comme un album. Déjà par sa pochette (réalisée en collaboration avec Danshizen et Graphyali) au graphisme volontairement kitch, dans la plus pure tradition des covers Pen & Pixel. Mais aussi pour son casting fourni, son éclectisme, les transitions entre les morceaux et l’atmosphère sinistre et crade qui règne sur certains titres. . Un aspect accentué par le mix et les transitions entre les morceaux assurés par le collectif La Phonkerie, collectif de Phonk formé par Tibo BRTZ et Jxy Breez.
Compromis parfait entre album et Mixtape
La Cassette a le mérite d’être le parfait compromis entre un album, pour sa direction artistique affirmée et cohérente, et une mixtape, pour son côté « crade » parfaitement assumé. Le projet a été construit comme un album tout en ayant certains morceaux volontairement négligés sur le plan du mix. On peut y voir une référence aux mixtapes crades et ponctuées de beuglements de DJ qui pullulaient entre le milieu des années 2000 et le début des années 2010 sur les plateformes telles que Datpiff, HotNewHipHop, 2DOPEBOYZ ou encore MixtapeMonkey.
Les artistes présents posent sur des prods parfois éloignées de leur direction artistique, pour des résultats imprévisibles et souvent réussis. Le soin et l’attention apporté au choix des prods participe à la cohérence du projet, qu’on pourrait scinder en deux parties. La première est plus sombre quand la seconde est plus claire et mélodieuse. Réussir à atteindre cette cohérence avec un casting aussi fourni n’a pas dû être facile, et fait de ce projet bien plus qu’une simple compilation. Oscillant entre les ambiances sans pour autant trop se disperser, La Cassette est un premier essai encourageant du Duke Mobb. un projet conçu pour rythmer les rides estivales comme nocturnes.
Une réponse sur « Duke Mobb – « La Cassette » : entre mixtape et album »
[…] pense à la mixtape Seta de Cul7ure ou encore celles de 1863. En septembre 2022, on a eu droit à La Cassette de Duke Mobb qui nous avait bien enthousiasmées. En ce début d’année 2023, le développement de ce type […]